L'Enfer est pavé de Guados

Plus de mille ans.

Le Guerrier de la Lumière ne l'avait pas tué. Sans doute auraient-ils tout deux préféré. En lieu et place de quoi le dragon noir avait été repoussé par delà les limites de l'humiliation, les ailes brûlées par le feu qu'il avait lui-même allumé, son nom traîné dans la poussière par l'alliance d'un humain répugnant avec son propre sang. Il avait juré vengeance contre une espèce toute entière, contre un pays, contre l'Univers dans son intégralité ; mais il ne s'en voulait désormais plus qu'à lui-même. Il avait été faible. Aveugle. Et, peut-être, trop orgueilleux. Mais comment aurait-il pu ne pas être orgueilleux ? Il est lui ! Que pouvait-il faire d'autre, que d'être orgueilleux ?

Un poing frappa violemment la plateforme rocailleuse de L'Au-Delà. Son porteur, un Elezen proche de la trentaine, en souffrit probablement plus qu'elle ; mais il frappa encore, une deuxième fois, une troisième et une quatrième fois, sans jamais ressentir aucun autre effet que le besoin de recommencer, l'envie grandissante de faire payer à la pierre ce que des générations de bipèdes lui avait fait subir, à lui. Plus de mille ans ! Plus d'un millénaire à consacrer son existence corps et âme à la justice que le crâne évidé de sa sœur réclamait, pour se retrouver coincé en Enfer dans la carcasse inutile d'un Chevalier Dragon que Nidhogg avait pourtant été fier de manipuler à sa guise, il n'y avait pas si longtemps de cela. Les pattes collées au sol et privé du ciel, son châtiment divin ne se contentait pas de lui faire payer chacun de ses crimes : il l'insultait au-delà du concevable. De l'acceptable.

Sa lance se prélassait sur le sol, à quelques centimètres devant lui. Il était parvenu à séparer une partie de son éther pour la former, lorsqu'il lui avait semblé clair que l'essence même de son être était trop affaiblie et défigurée pour lui permettre de faire subsister son véritable corps. En dépit de sa nature, l'arme semblait finement ouvragée ; une version au design amélioré du morceau de ferraille bas-de-gamme utilisé par Ishgard. Pourtant, Nidhogg n'en tirait aucune fierté. La vue de la seule compagne qu'il lui restait remua un véritable ouragan au sein de sa cage thoracique, qui déborda de sa contenance sous la forme honteuse de larmes salées de rage. Il n'avait pas même été assez digne pour accepter la mort, et il avait préféré se raccrocher à la moindre option qui lui évitait la non-existence, fut-il nécessaire de se travestir sous la plus insultante de toutes les apparences. Cette seule pensée débrancha la majeure partie des neurones encore actifs de son cerveau, et la roche l'Au-Delà ploya sous une nouvelle volée de coups.

Quitter l'Au-Delà pour atteindre Guadosalam lui prit beaucoup plus de temps que la distance qui l'en séparait ne l'aurait laissé penser. Beaucoup plus d'efforts, aussi. Si nombre de revenants se pavanaient frais comme au premier jour, ce n'était pas son cas. Les séquelles de son affrontement contre Ishgard et le Guerrier n'étaient peut-être que psychologiques, mais elles étaient bien là ; son souffle court et la douleur lancinante qu'il ressentait dans les côtés faisait de la marche un challenge Extrême, sans compter que de mettre un pied devant l'autre était un exercice auquel Nidhogg n'avait jamais eu l'occasion de s'essayer - lorsqu'il possédait Estinien, il s'était contenté le plus souvent de voler, et présentement, il le regrettait. Aussi Héméra se trouva bien avisée de ne pas posséder d'ether dans la même abondance que les terres d'Hydaelyn lorsque Nidhogg parvint jusqu'aux escaliers, et jeta un œil à ce qui lui semblait être un bon demi-millier de marches : la seule perturbation de ce qu'il ressentit alors aurait sans aucun doute suffit à réduire Guadosalam en cendres.

Le dragon noir s'engagea sur la première marche, avec précaution. Il chuta au bout de la troisième, accéléra drastiquement la vitesse à laquelle il se rapprochait du contrebas, et se rattrapa tant bien que mal, fulminant de sa propre incompétence. Lorsqu'il rejoignit enfin le sol plat, son esprit était dardé d'une volonté inébranlable : Enfer ou pas, quiconque avait designé cet endroit brûlerait. Il en faisait le serment.

Nidhogg clignait béatement des yeux, autant par la faute d'une luminosité à laquelle sa rétine n'était pas préparée que par celle du spectacle, irréel, qui se déroulait face à lui. Il n'avait guère toléré l'irrespect de son vivant, et n'avait pas l'intention de mettre la moindre goutte d'eau dans son vin sur ce nouveau plan de l'existence, mais la partie du destin qui se jouait à cet instant le laissait tout simplement perplexe ; comme, à vrai dire, la créature qui en était responsable. Une coupe de cheveux à l'esthétisme discutable, un drap blanc en guise de vêtement et l'allure nonchalante d'un serpent sous le soleil ne trompaient que les apparences. Le dragon, lui, sentait autre chose. Une odeur qui n'avait pas plus sa place que lui ici, une fragrance qui ne lui était pas entièrement inconnue et qui remuait quelque chose loin, loin dans son passé. Un arôme qui ne lui plaisait pas du tout.

Pourtant, il était incapable de mettre la griffe dessus, et ça lui plaisait encore moins. Carboniser l'individu avant d'aller dormir aurait déjà dépassé le simple stade de l'envie, eut-il été en possession de son corps et de ses moyens, mais il avait perdu le premier et le second commençait à le lâcher ; il se surprenait lui-même à encore tenir sur ses deux jambes. L'homme d'en face y était sans doute pour quelque chose ; à peine avait-il ouvert ses lèvres fines pour l'insulter de futile existence que Nidhogg avait sentit le besoin de déloger son crâne de son piédestal de chair prendre le pas sur sa douleur. Mais ce qu'il vécu comme une provocation qui ne cherchait même pas à se camoufler ne représentait rien en comparaison de ce qu'il considéra comme la véritable attaque - les humains se multiplient. Si le bon Docteur venait de démontrer au dragon que son pressentit sur sa prétendue nature humaine n'était pas infondé, ce dernier n'en avait plus grand-chose à faire ; les humains se multiplient était d'autant plus dur à encaisser qu'il avait lui-même eut l'habitude de prononcer ce genre d'invective, au sommet de sa gloire.

« Garde ta langue à sa place, mortel », siffla-t-il alors qu'une vague de colère commençait à animer les traits de son visage,« ou je m'autoriserai le plaisir de te la prendre ! »

Il n'avait plus grand-chose à craindre, et moins encore à perdre, après tout. Toujours persuadé d'être mort, en dépit des efforts que prendre forme ici lui avait coûté, le dragon avait même l'insidieux espoir que d'être vaincu dans cet endroit lui permettrait peut-être de disparaître à jamais, emportant avec lui le sel de la honte qui se versait en continu dans les plaies ouvertes de sa dignité. Perdu entre son envie d'exister et son désir de s'évanouir dans le vide absolu (s'il ne s'évanouissait pas littéralement avant), Nidhogg n'avait plus besoin que d'une seule chose : évacuer sa peur et sa haine sur quelque chose d'autre. Et ce quelque chose commençait à prendre forme...

Nidhogg avait commencé à resserrer son emprise sur le métal de sa lance dès que les premières notes mielleuse du bipède avait résonné à ses oreilles, et il avait déjà une idée claire de ce qu'il comptait lui faire après s'être fait assimilé à la vermine la plus infecte, mais la bouteille d'eau fut le véritable déclencheur. Le Dragon poussa un râle de rage et repoussa le cadeau empoisonné de toute la vigueur qu'il lui restait, avant d'agripper le col de Strainshield avec une force que son état affaibli n'aurait pas laissé soupçonner. « Je peux déjà la sentir se débattre entre mes griffes », murmura-t-il au visage du Docteur, la pointe de son arme posée sous son menton.

Et il pouvait lui promettre qu'il ne la lâcherai pas.